Les Chauffeurs en Touraine
et dans les Provinces voisines
Les Chauffeurs en Touraine
et dans les Provinces voisines
Dans le principe, le nom de Chauffeurs fut seulement donné aux bandits qui exposaient leurs victimes à un feu violent pour les contraindre à livrer les trésors qu'elles pouvaient posséder ; mais plus tard, comme nous l'apprend la tradition, on l'appliqua également, et bien que l'expression fut inexacte dans l'espèce, à tous les scélérats qui, organisés en bande, accomplirent des vols à main armée sans recourir aux tortures du feu.
Les chauffeurs, en prenant ce mot sous la double acception que nous venons d'indiquer se montrèrent d'abord sur les rives du Rhin et dans le nord de la France, et bientôt ils trouvèrent des imitateurs dans le reste de notre territoire.
Toutes les provinces, et notamment le Poitou, l'Anjou, le Maine, le Berry, l'Orléanais et la Touraine virent se former, en 1793, des bandes de brigands d'une férocité et d'une audace sans égales.
Ces temps malheureux furent alors témoins d'attentats qui rappelèrent, en les surpassant sous certains rapports, les entreprises hardies et les crimes auxquels les scélérats les plus célèbres, les Cartouche, les Mandrin et les frères Guillery ont attaché leur nom.
Ces derniers, au moins, portaient haut et à visage découvert le drapeau du crime ; ils acceptaient hautement et impudemment la responsabilité de leur vie de pillage ; la société voyait en face, en quelque sorte, les ennemis, avec lesquels elle avait à compter.
Les chauffeurs, au contraire, s'enveloppaient et se maintenaient avec soin dans un mystère qui les rendait plus redoutables.
Pour la plupart, ce n'étaient pas des hommes menant, comme les brigands aux ordres de Cartouche, une existence errante et vagabonde ou ayant, au fond d'une forêt, comme ceux de Mandrin et des frères Guillery un repaire pour y resserrer leur butin, un vieux château-fort pour s'y défendre contre la maréchaussée.
Ils occupaient dans la société, et exerçaient, souvent avec des apparences très honnêtes, une profession, un emploi servant à masquer leur métier véritable de voleur et d'assassin.
On se trouvait journellement en relation avec eux, et n'importe quel brave citoyen était sans cesse exposé à avoir, sans s'en douter. pour hôte, pour ami, pour voisin, un chauffeur prêt à utiliser au profit de sa bande les indiscrétions, les confidences et les indications tombées d'une bouche imprudente au milieu d'une conversation intime.
Des documents authentiques nous ont démontré que la tradition populaire se trompe en désignant, comme ayant fait partie des bandes de chauffeurs, dans nos contrées du moins, un grand nombre d'individus appartenant à la haute bourgeoisie ; s'il s'en est rencontré, ce n'a été qu'une exception.
Les brigands de cette espèce se recrutaient presque toujours dans la classe des artisans et chez les commerçants forains.
Chaque bande avait un chef, et c'était toujours à celui qui se faisant le plus remarquer par son audace et sa sagacité, par la violence de son caractère et par sa force, que revenaient le privilège du commandement et la direction des entreprises.
Les réunions des associés avaient lieu quelques fois dans les foires, dans les marchés ou ils se rendaient sous prétexte d'opérations commerciales ; elles se tenaient aussi dans certains cabarets, dans d'ignobles bouges dont les propriétaires faisaient eux-mêmes partie de l'association.
C'est là que s'élaborent les projets de brigandage ; chacun des bandits apportait son contingent de renseignement sur les maisons que l'on pouvait attaquer avec chance de réussite.
Si l'un d'eux soupçonnait une personne de sa connaissance de posséder chez elle de fortes sommes d'argent ou de bijoux, il indiquait, avec l'exactitude d'un homme qui a pris soin de visiter les lieux, comment on pénétrerait dans l'habitation, et quelle résistance on aurait à y éprouver.
Les maisons isolées, les fermes et les maisons de campagne avoisinant les bois étaient naturellement désignées par leur situation aux entreprises de pillage.
Souvent on arrêtait le but d'une expédition à tout hasard, c'est-a-dire sans avoir pris d'indications sur les profits qui pourraient en revenir.
Cette façon d'opérer était conseillée par des circonstances résultant de la situation politique du pays et du mauvais état des affaires.
À l'époque, en effet, où les chauffeurs commencèrent à exercer leur effroyable industrie, la terreur régnait partout : le commerce était paralysé.
Chacun, en vue des nouvelles catastrophes que la direction imprimée au gouvernement et les bruits les plus sinistres autorisaient à craindre, gardait et cachait avec soin chez soi le numéraire et les valeurs en papier dont la mise en circulation n'était pas rigoureusement commandée par les besoins de la vie.
Bien connues des malfaiteurs, ces mesures de précaution qui furent à peu près générales, ne contribuaient pas peu à exciter leur cupidité et à encourager leurs projets ; en pénétrant dans n'importe quelle maison, ils avaient en effet presque la certitude de ne pas faire une tentative infructueuse.
Quand, dans leurs réunions, les chauffeurs étaient tombés d'accord sur le but de l'expédition, on convenait du jour, de l'heure, de la manière dont chacun serait armé, et au moment indiqué, les bandits se rendaient séparément et par différents chemins à la maison qui devait être livrée au pillage.
Pour dissimuler leur identité, la plupart des chauffeurs avaient l'habitude de se barbouiller le visage avec du noir de fumée ou de la farine ; quelques-uns se cachaient la partie inférieure de la figure avec un mouchoir ; d'autres, enfin, s'affublaient de l'habit blanc des gardes nationaux ou volontaires avec le shako d'uniforme et le baudrier auquel était suspendu un sabre.
Ce dernier déguisement leur facilitait l'entrée des maisons ; ils se faisaient ouvrir les portes au nom de la loi, en s'annonçant comme étant chargés de faire des perquisitions dans l'intérêt de l'ordre public, ou de rechercher des prêtres qui n'avaient pas prêté le serment.
Après avoir fourni ces indications générales sur les chauffeurs et sur leur origine, notre intention n'est pas de consigner ici tous les crimes qu'ils commirent dans nos contrées ; ce serait une tâche au-dessus de nos forces et qui demanderait de nombreux volumes.
Pour achever de faire connaitre ces associations redoutables dont les sanglants exploits font encore le sujet de bien des récits émouvants, dans les veillées, au foyer des villageois, il nous suffira d'exposer les faits qui eurent le plus de retentissement.
Ce fut en 1793, comme nous l'avons déjà dit, que se formèrent des bandes de chauffeurs dans le centre de la France.
Un forfait épouvantable qui signala leur apparition, eut pour théâtre une maison de campagne située dans la commune d'Antran, arrondissement de Châtellerault (Vienne).
M. Aimé Brunet, ancien avoué, était propriétaire de cette maison que joignait un domaine exploité par un métayer.
Lui-même y résidait rarement, ses occupations au district le retenant constamment à Châtellerault. Mais tous les ans, ses deux fils, avec deux domestiques, allaient y passer la belle saison.
Le 15 aout, vers neuf heures du soir, huit individus, les uns à cheval les autres à pied, arrivèrent à la propriété de M. Brunet et frappèrent à la porte.
L'un d'eux, se disant chargé d'une lettre de Madame Brunet pour ses enfants, le domestique qui vint ouvrir la porte n'hésita pas à le faire entrer ainsi que ses camarades.
Mais à peine le prétendu messager et ses complices sont-ils introduits qu'ils saisissent des deux domestiques, du métayer, qui se trouvait là par hasard, et du plus jeune des fils Brunet, âgé de dix ans environ ; ils leur lient les bras et les jambes avec des cordes et les renferment à double tour dans un cabinet dont la fenêtre est pourvue de gros barreaux de fer.
Pendant cette opération, M. Brunet l'ainé âgé de dix-sept à dix-huit ans, est gardé à vue. On lui attache les mains derrière le dos et on lui fait parcourir les appartements, en le forçant, par des menaces et des coups, à montrer les meubles où se trouvent l'argenterie, les bijoux, le numéraire et le linge.
Les bandits s'emparent de tous les objets à leur convenance ; puis quand le butin est réuni et mis en paquet d'un transport facile, ils emmènent M. Brunet dans la cour.
Là après lui avoir serré le cou avec une corde tordue au moyen d'une cheville de bois, ils le précipitent dans un puits d'une profondeur de dix mètre environ.
Les deux domestiques, le métayer et l'enfant qui sont restés enfermés dans le cabinet, subissent successivement le même supplice et sont transportés dans la cour pour être jetés également dans le puits.
La précipitation avec laquelle les assassins avaient accompli leur attentat sur M. Brunet, l'aîné sauva la vie de ce jeune homme.
La corde qu'il avait au cou n'avait pas été tellement serrée que la strangulation fût complète.
Après un évanouissement de quelques minutes, il put se mettre debout au fond du puits où il n'y avait fort heureusement que fort peu d'eau, et se débarrasser du lien qui gênait sa respiration.
Mais un nouveau danger le menaçait : c'était la chute des cadavres de son frère, des domestiques et du métayer, que les bandits devaient précipiter dans le puits après les avoir étranglés.
Atteint par le premier cadavre il se garantit instinctivement de la chute des autres en se blottissant dans une cavité.
Deux heures environ s'écoulèrent.
M. Brunet, n'entendant plus de bruit dans la maison et jugeant par-là que les assassins s'étaient éloignés, sortit du puits franchit les murs du parc, et courut raconter à son père, à Châtellerault, la scène horrible qui venait de se passer.
La justice se rendit aussitôt sur le lieu du crime, et son premier soin fut de faire retirer du puits les deux domestiques, le métayer et le jeune Brunet ; mais ce fut en vain que l'on essaya de les rappeler à la vie.
Dans le cours de l'enquête, on entendit plusieurs témoins. Le principal était un cabaretier, demeurant à la Gerbaudière, commune d'Antran, qui avait reçu chez lui, quelques heures avant le crime, des individus que l'on supposait être les assassins.
Vers cinq heures du soir il avait vu arriver à son cabaret quatre cavaliers qui lui parurent être étrangers au pays.
Leur costume, sauf la coiffure, qui se composait d'un chapeau à larges bords, alors en usage chez les paysans poitevins, était celui des gardes nationaux ; chacun d'eux avait à sa ceinture une paire de pistolets d'arçon et une espèce de couteau-poignard.
Après avoir bu quelques verres de vin et payé leur dépense ils s'en allèrent à travers la campagne, dans la direction de la maison de M. Brunet.
Deux hommes à pied venant d'un côté différent, ne tardèrent pas à les rattraper ; ils montèrent derrière les cavaliers, en se plaçant dos à dos, et dans le même moment le cabaretier vit la bande se compléter par l'arrivée de deux autres individus à cheval en tenue de volontaires et armés de sabres et fusils.
Les signalements de ces huit personnages donnés par le cabaretier, se rapportaient de tous points à ceux que M. Brunet fils avait fournis, et il y avait lieu de croire que, réunis à d'autres indices déjà recueillis, ils amèneraient la découverte des coupables. Malheureusement ce but ne fut pas atteint, malgré l'activité déployée dans l'enquête par les magistrats instructeurs et par les agents de la force publique.
On a vu que les auteurs des assassinats et vols du 15 août n'avaient pas eu recours au moyen de torture employé ordinairement par les chauffeurs.
Ce moyen, consistant comme on sait à allumer du feu sous les pieds des victimes, était en effet inutile vis-à-vis de M. Brunet par cette raison qu'il avait fourni, sans faire de difficultés, tous les renseignements, toutes les indications que les bandits avaient jugés nécessaires pour les guider dans leurs recherches.
Le récit suivant nous apprendra comment les chauffeurs agissaient lorsque la victime refusait d'indiquer le lieu où était son argent, et quand, après un premier aveu arraché pas les souffrances, elle était soupçonnée d'avoir d'autres cachettes.
La ferme de Trinsue, située entre Jaulnay et Nancré (Indre-et-Loire), était habitée en 1795 par Jean Cornet et sa femme, l'un et l'autre âgés de soixante ans environ.
Ce domaine se trouvait sur la lisière d'un bois et les habitations les plus proches étaient celles du hameau de Touchault, éloigné d'un ou deux kilomètres.
Les époux Cornet passaient dans le pays pour jouir d'une certaine aisance, et pour posséder quelque argent chez eux.
On les savait assidus au travail intelligents dans la culture des terres, généralement heureux dans les résultats des récoltes, de sorte qu'il n'y avait rien d'invraisemblable dans les appréciations auxquelles donnait lieu leur position de fortune.
Dans la nuit du 23 au 24 décembre 1793, sept cavaliers débouchant du chemin venant de Mondion, s'arrêtèrent devant la porte d'entrée de la ferme de Trinsue.
Six étaient enveloppés dans des manteaux de couleur brune et avaient le visage barbouillé de noir de fumée.
Le septième, homme d'une haute stature et qui paraissait être le chef de la troupe, était vêtu d'un habit et d'un manteau blancs ; il n'avait pas les traits caches sous une couche de noir ; mais sa cravate était nouée de façon à lui couvrir la moitié du visage.
Tous sept avaient pour armes des fusils, des pistolets et des sabres.
Étant descendus de cheval, il attachèrent leurs montures aux arbres qui bordaient le chemin et se formèrent en groupe pour se concerter sans doute sur le coup de main qu'ils allaient tenter.
Bien qu'il fût plus de minuit, les habitants de la ferme veillaient encore.
L'attention de Cornet, ayant été attirée par le bruit que les cavaliers avaient fait en arrivant devant la porte, il sortit, et traversant sa cour, alla voir ce dont il s'agissait.
En ce moment les inconnus discutaient assez haut pour que, de l'intérieur de la ferme, on pût saisir parfaitement ce qu'ils disaient. Il était question du moyen à prendre pour pénétrer dans la cour, et de là dans la maison de Cornet.
Celui-ci, l'oreille collée contre la porte, ne perdit rien de leur conversation. Saisi d'effroi il s'enfuit chez lui en criant au voleur et s'y enferma à double tour.
Au même instant, les inconnus, appuyant leurs épaules contre la grande porte de la cour, et réunissant leur efforts, la brisèrent par le milieu et la firent sauter hors des gonds.
C'est par une effraction semblable qu'ils pénétrèrent ensuite dans la maison.
Quand les bandits se précipitèrent tous ensemble dans la chambre, Cornet trouva le moyen de se glisser entre leurs jambes et de se sauver dans la cour.
Le chef de la bande le poursuivit, le renversa d'un coup de sabre à la tête et le ramena à la maison en le trainant sur le pavé et dans la boue.
Pendant ce temps-là, les autres malfaiteurs se jetaient sur la femme Cornet et lui liaient les bras et les jambes avec des cordes.
Le fermier, paralysé de terreur, le visage couvert de sang, fut assis sur une chaise, au milieu de la chambre, et maintenu dans cette position par deux bandits.
— Dis-nous où est ton argent, s'écria le chef de la bande, en lui appuyant un pistolet sur le front, et il ne te sera pas fait de mal ; si au contraire tu veux faire le récalcitrant, je le fais sauter la cervelle.
Cornet, au lieu de répondre, ayant fait un mouvement pour s'échapper des mains des malfaiteurs, tous crièrent qu'il fallait le saigner aux quatre membres ou le faire bruler.
Le chef courut au lit, prit de la paille dans la paillasse et en apporta une poignée tout allumée sous les pieds de Cornet, auquel on avait enlevé ses sabots et ses bas.
— Ne me faites pas de mal, criait ce malheureux, en cherchant à soustraire ses pieds aux flammes ; je vais vous indiquer où est mon peu d'argent, regardez dans le buffet : il y a 186 livres et une tasse d'argent ; c'est là tout ce que je possède. Les bandits allèrent au buffet et y trouvèrent en effet 186 livres et une tasse que le chef mit dans ses poches.
— Est-ce donc là tout ce que tu possèdes, dit ce dernier en revenant à sa victime.
— Je vous assure qu'il me reste pas un liard.
— Pas un liard ! A ! tu veux te gausser de nous, sans doute, mon vieux ! Prends garde ! car nous allons employer de nouveau le moyen que tu sais, pour te rafraichir la mémoire.
Alors prenez ma vie, tuez-moi, puisque je ne puis vous donner ce que vous demandez !
— Chauffez-le donc, camarades, et vivement ! c'est le seul moyen de tirer quelque chose de lui !
Une nouvelle poignée de paille enflammée est approchée des jambes du malheureux.
Les ongles et la peau de ses pieds se racornissent sous l'action de la flamme.
Vaincu par la souffrance il avoue, au bout de quelques secondes, que dans un coin de son armoire, il y a quatre assignats de mille livres chacun.
En un instant tout est mis sens dessus dessous dans l'armoire, et les bandits, après s'être emparés des quatre billets, reviennent à Cornet pour le sommer de déclarer où est le reste de son argent.
Le fermier se jette à leurs pieds ; il leur affirme, en éclatant en sanglots, qu'il n'a plus un seul denier dans sa maison, et il les conjure les mains jointes, de ne pas lui faire endurer un supplice dès lors inutile.
Les chauffeurs accueillent ces affirmations et ces prières par des éclats de rire.
— Tu as la mémoire bien rebelle, mon vieux, s'écrie le chef de la bande ; veux-tu donc nous forcer de lui venir en aide ! Tu nous caches quelque chose ; cela se lit dans tes yeux. Voyons, sois donc gentil avec nous, et fais nous connaitre sans te faire prier l'endroit où est niché le reste de tes pauvres petits écus !...
Cornet ne répond que par des larmes et des cris de désespoir.
Sur l'ordre du chef, un des bandits remet de la paille allumée sous les pieds du fermier.
— Grâce ! Grâce ! s'écrie celui-ci : oui, j'ai encore deux ou trois écus de six livres, et si vous voulez me conduite dans mon cellier je vous ferai ou ils sont.
Ce nouvel aveu excite une vive hilarité et de grossières railleries parmi les brigands.
Cornet est entrainé vers le bâtiment qu'il indique, et, chemin faisant, il reçoit une grêle de coups.
Arrivé dans le cellier, il retire d'une cachette pratiquée sous la charpente un petit sac d'argent.
Les chauffeurs s'en emparent et vérifient le contenu : il y avait cinquante écus de six livres.
Le chef interroge du regard la physionomie du fermier dont les yeux se sont furtivement tournés vers un coin du bâtiment où une barrique vide est placée debout.
La signification de ce mouvement involontaire ne lui a pas échappé.
— Ah ! vieux gueux, s'écrie-t-il, en saisissant Cornet à la gorge et en le secouant rudement, tu as encore de l'argent caché là-bas, dans ce coin ! Dis-moi la vérité, une fois pour toutes, ou je te fais bruler les pieds jusqu'à ce qu'ils soient réduits en charbon. Voyons, parleras-tu !
A demi-suffoqué, Cornet se dégagea de l'étreinte vigoureuse du chauffeur, alla à la barrique et l'ayant renversée gratta le sol avec ses mains à l'endroit qu'elle couvrait.
Bientôt il se releva tenant à la main une bourse de cuir qu'il remit à ses bourreaux.
Cette bourse contenait vingt pièces d'or.
— Et maintenant, dit-il, d'un ton qui devait être l'accent de la vérité, vous avez tout ce que je possédais ; faites de moi ce que vous voudrez ; je le jure devant Dieu, il n'y a plus un seul liard dans ma maison !
Cornet fut ramené dans la chambre et jeté, après avoir été garrotté solidement, près de sa femme qui, pendant toute cette scène, était restée étendue dans un coin, les bras et les jambes attachés avec des cordes.
Les bandits prirent ensuite dans les armoires, des draps, des serviettes, des mouchoirs, une bouteille d'eau-de-vie et autres objets ; puis ils s'en allèrent, en riant à gorge déployée, de la précaution inutile que le pauvre fermier avait prise de cacher son trésor dans quatre endroits différents.
Le chiffre de la somme qu'ils venaient de voler s'élevait à près de 5000 livres, auxquelles s'ajoutait la valeur d'une assez grande quantité de linge.
Dans la matinée du 24 décembre, le juge de paix de Marigny averti par la femme Cornet, se rendit sur les lieux et procéda à une information.
On put constater, dans les champs, le chemin que les chauffeurs avaient suivi, pour l'aller et le retour, depuis la ferme de Trinsue jusqu'à la grande route de Richelieu à Châtellerault ; mais arrivés à un endroit appelé la Poublaye, les traces échappaient complètement aux investigations.
De toutes les déclarations faites au cours de l'enquête, la plus importante fut celle d'un jeune homme, Vincent Tessier, domestique chez un cultivateur, demeurant à la Thibaudière, commune de Braslou.
Dans la nuit de l'attentat accompli chez Cornet, ce jeune homme se rendait au domicile de ses parents, à Leigné-sur-Usseau, lorsqu'en passant à une demi-portée de fusil de la ferme de Trinsue, il en vit sortir les sept cavaliers qui s'en allèrent à travers les champs, dans la direction de la route de Châtellerault : c'étaient les chauffeurs.
Tessier, sans trop se rendre compte du sentiment de crainte qu'il éprouvait à leur vue, se cacha instinctivement derrière un gros chêne.
Bien lui en prit d'éviter cette rencontre : si les bandits eussent soupçonné le moins du monde sa présence, il aurait certainement payé de sa vie le hasard fatal qui l'avait tendu témoin de leur sorte de la ferme.
La bande passa à dix pas de lui à peine, et il entendit celui qui marchait en tète dite à un de ses camarades :
— Eh ! bien, ne l'avais-je pas dit, D… que nous trouverions de l'argent chez le vieux Cornet !
— Tu avais raison, repartit l'autre ; mais je ne croyais pas trouver un aussi joli magot.
— Je ne crois pas qu'il en réchappe, car nous lui avons grillé les jambes d'une rude façon.
— Oh ! Il n'en reviendra pas, sois en bien sûr. Les écus que nous lui avons pris lui seraient désormais inutiles.
— Et toi. L… reprit le premier cavalier en s'adressant à un autre chauffeur, crois-tu qu'il en revienne ?
— Oh ! ce n'en pas mon avis ; je crois qu'il ne tardera pas à passer l'arme à gauche.
Tessier n'en entendit pas davantage.
Dès qu'il eut perdu de vue les cavaliers, il se sauva à toutes jambes, et raconta à qui voulut l'entendre la rencontre qu'il avait faite.
C'est ainsi que la justice connut, ou du moins crut connaitre deux des chauffeurs, dont les noms avaient été prononcés dans la conversation surprise par le domestique.
Deux habitants de Châtellerault, D… et L… furent arrêtés en vertu d'un mandat de M. Brault, juge de paix et officier de police judiciaire du canton de Marigny, et conduits à la prison de Chinon où ils subirent un interrogatoire devant le directeur du jury d'accusation, M. Maurice-Pierre Fontbeure, juge au tribunal civil.
Le 9 juin 1796, ils comparurent à la barre du tribunal criminel d'Indre-et-Loire séant à Tours, et présidé par M. Jacques-François Bruère.
Les débats durèrent trois jours.
Trente témoins à charge et autant de témoins à décharge furent entendus.
Le jury rendit un verdict d'acquittement en faveur des accusés.
Parmi les témoins appelés dans cette affaire se trouvait Cornet, le fermier de Trinsue. Ses blessures n'avaient pas été aussi grave que le supposaient les chauffeurs, et à l'époque du jugement il était complètement rétabli.
Dans le même temps, d'autres attentats vinrent ajouter à leur terreur causée dans le pays par le crime commis à Trinsue.
Des vols à main armée eurent lieu dans les communes d'Avrigny. d'Usseau, de Lencloître de Saint-Genest, de Bonneuil-Matours et d'Ingrandes.
Dans cette dernière commune, les chauffeurs pénétrèrent pendant la nuit chez André Demarcé, dit Briault, meunier, au moulin de Bottereau, et lui prirent une assez forte somme d'argent après l'avoir cruellement maltraité.
Les mêmes violences se reproduisent chez Louis Simard, cultivateur a Ferrand, commune d'Avrigny,
On le contraignit, en le rouant de coups, et en lui faisant chauffeur les pieds, de dire où était son argent.
Jean Patté, meunier à Lancloitre, fut victime d'un pareil attentat : la somme qui lui fut extorquée s'élevait à huit ou dix mille livres.
Un crime plus affreux, commis dans une commune située entre Sainte-Maure et Châtellerault, acheva de plonger le pays dans la consternation.
Une troupe de dix à douze chauffeurs s'introduisit pendant la nuit, dans un moulin, mit tout au pillage, et avant de se retirer, jeta, pieds et poings liés, cinq personnes dans la rivière, où ces malheureux périrent.
Cependant la justice déployait une grande activité pour découvrir les auteurs de ces forfaits.
Les officiers de police judiciaire et la gendarmerie nationale ne se donnaient aucun repos : ils recueillaient de toutes parts, avec le zèle le plus louable, les renseignements qui leur paraissaient de nature à apporter la lumière sur les ténébreuses et épouvantables entreprises des chauffeurs.
Mais, malheureusement, les résultats des enquêtes étaient loin de répondre à leurs efforts.
Voici ce que le juge de paix de Lencloître écrivait au commissaire du pouvoir exécutif de Chinon à la suite d'une enquête relative à un vol dont nous avons parlé plus haut.
« Je me suis transporté chez Jean Patte, meunier, pour dresser procès-verbal : je l'ai interrogé et il m'a déclaré ne connaître aucun des coupables.
« J'ai de suite fait une information ex entendu des témoins ; personne n'a pu me donner d'indices.
« Il règne ici un brigandage dont il serait urgent de découvrir les auteurs : mais personne n'ose rien dire... »
Cette dernière phrase indique assez la situation d'esprit dans laquelle se trouvaient les populations.
Terrifiés par les atrocités dont la justice cherchait vainement à connaitre les auteurs, bon nombre de témoins, lorsqu'on venait les interroger, croyaient devoir se retrancher dans une ignorance absolue des faits.
Comme si un mot d'ordre eût été donné, c'était à qui refuserait de prêter la main pour soulever le voile mystérieux qui entourait les associations de chauffeurs. On craignait sans doute, en faisant des révélations, d'attirer sur soi de terribles vengeances.
Ici viennent se placer, à l'ordre de date, plusieurs forfaits commis dans les départements de Maine-et-Loire et d'Indre-et-Loire, et dont les principaux auteurs comparurent devant le tribunal de Tours, par suite d'un arrêt de renvoi du tribunal de cassation.
Pendant la nuit, deux individus vinrent frapper au domicile de Jean Pottier, couvreur à Breil, sous prétexte d'échanger des assignats royalistes contre du numéraire.
Pottier ayant ouvert sa porte, fut menacé d'être jeté dans le feu s'il ne livrait pas les valeurs qu'il avait chez lui.
Il s'empressa, pour sauver ses jours, de remettre aux chauffeurs toute sa petite fortune, c'est-a-dire mille livres en assignats.
Urbain Jousselin, cultivateur à Brémaillet, commune de Vernantes, chez lequel les mêmes individus se présentèrent quelques jours après, opposa une vive résistance et fut jeté quatre fois dans un brasier ardent.
Les voleurs ne pouvant obtenir de lui l'indication de l'endroit où était son argent, bouleversèrent toute la maison, brisèrent les coffres et armoires, et s'emparèrent d'une somme de 1.113 livres, de deux tasses d'argent et d'une certaine quantité de linge.
À la même époque, pareil attentat eut lieu à Channay, canton de Chateau-la-Valliere, chez le nommé André Daveau.
Là, les chauffeurs prirent 1.860 livres en assignats, du linge et du fil.
De même qu'Urbain Jousselin, Daveau fut jeté à diverses reprises dans le feu.
Pierre Juteau propriétaire au Grand-Beausoleil, commune d'Allonnes, fut victime de violences, plus cruelles encore.
Non contents de l'avoir jeté dans les flammes, les malfaiteurs lui meurtrirent le corps à coups de crosse de fusil, lui abattirent avec un sabre une partie de l'oreille gauche et de la figure, et lui coupèrent un doigt.
Le vol commis chez cet homme, tant en linge qu'en bijoux, argent monnayé et assignats, fut évalué à la somme énorme de 60.000 livres.
La justice fut assez heureuse pour mettre la main sur des individus qui avaient coopéré à deux des attentats que nous venons d'indiquer.
Arrêtés par des gardes nationaux dans les bois de la Sablonnière, commune de Vernoil, René Gauthier, Etienne Joubert, dit Petit-Jean, et Urbain Assier furent traduits devant le tribunal de Maine-et-Loire, et condamnés à la peine de mort.
Le tribunal de cassation annula cet arrêt et renvoya la cause devant le tribunal criminel d'Indre-et-Loire.
Dans le débat, on ne parla que de faits qui s'étaient passés chez Pottier et chez Jousselin, l'instruction n'ayant pu établir la participation des accusés aux crimes de Channay et d'Allonnes.
René Gauthier et Etienne Joubert, déclarés coupables, le premier, des vols et violences accomplis chez Jousselin et Pottier, le second, de l'attentat commis chez Jousselin, furent condamnés à la peine capitale.
Le jury rendit un verdict de culpabilité contre l'accusé Assier, mais seulement pour le crime de Vernantes, et avec cette circonstance que les violences exercées par lui sur la personne de Jousselin n'avaient pas eu lieu avec l'intention de donner la mort.
L'admission de cette circonstance le sauva de l'échafaud ; la peine prononcée contre lui fut celle de vingt-quatre années de fers.
Etienne Joubert et René Gauthier eurent la tête tranchée, à Tours, sur le boulevard Preuilly, ou ils avaient été conduits à pied et revêtus d'une chemise rouge (19 juillet 1796).
Pour que cette terrible expiation ne fut pas ignorée des malfaiteurs qui auraient été tentés de renouveler les brigandages que la justice venait de punir, on fit afficher à cinq cents exemplaires le jugement rendu par le tribunal criminel de Tours.
Nous avons à nous occuper maintenant d'une affaire bien autrement grave, tant à cause du nombre des criminels qu'elle concerne, que par la quantité d'attentats relevés par l'instruction à la charge des mêmes individus.
Jusqu'ici, on a vu des attaques contre les propriétés et contre les personnes s'effectuer par des bandes de huit à dix chauffeurs seulement.
Dans les faits que nous allons exposer, figurent plus de trente malfaiteurs, formant une formidable association, qui exploita, avec une audace et une activité effrayantes, les départements de Loir-et-Cher, d'Indre-et-Loire et du Loiret.
Chez eux, le pillage, les vols à main armée étaient un véritable métier, une industrie puissamment organisée, et qui leur procurait des bénéfices considérables.
Nous les trouvons d'abord, en 1795, dans les environs de Blois, dévastant les maisons de campagne, en l'absence des propriétaires, et y opérant de véritable déménagement à l'aide de chevaux et de charrettes.
Chez la veuve Beaudry, les portes sont démontées pour livrer passage aux malfaiteurs.
Meubles, effets d'habillement, linge, tout est de bonne prise.
Sept voitures servent à enlever le produit de ce vol audacieux, et si les pillards n'en prennent pas davantage, c'est qu'il ne reste plus rien qui puisse être emporté.
Même opération chez la veuve Leblanc, à la Garbotière.
On pénètre dans la maison en brisant les portes et les fenêtres au moyen d'un baliveau dont les voleurs se servent comme d'un bélier. Deux lits complets, tout le linge, des ustensiles de cuisine sont chargés dans une charrette et emmenés par les brigands.
À la Pauvretterie, dans une ferme occupée par le sieur Jean-Claude Guenois, Ie pillage n'est pas moins complet.
Quand il rentre dans sa maison, après une absence de quelques jours, sa surprise et sa consternation sont au comble, en constatant la disparition de tout son mobilier : lits, coffres, armoires, linge, rideaux. pendules, flambeaux, tout a été pris.
L'administrateur du département lui-même. M. Ravault, ne fut pas épargné.
Il possédait près de Blois une maison que les malfaiteurs, dans une seule nuit, dépouillèrent de tous ses meubles et de tous les menus objets ayant quelque valeur.
D'autres vols du même genre et qu'il serait trop long de raconter, ont lieu dans plusieurs communes avoisinant la ville de Blois ; mais, traqués par la justice, les pillards s'éloignent pour un certain temps et vont continuer leurs exploits dans le Loiret et l'Indre-et-Loire.
Sept d'entre eux arrivent nuitamment à Saint-Avertin, près Tours, et contraignent Pierre Petibon vigneron, à leur livrer 700 livres en assignats.
De là ils se rendent au domicile du nommé Charles Tardif, cultivateur au Placier, dans la même commune. La porte du jardin est enfoncée au moyen d'un chevron.
Tardif, sa femme et une couturière, Elisabeth Baratte qui se trouvait chez eux, sont garrottés, subissent toutes sortes de mauvais traitements et sont menacés d'être brulés vifs s'ils cherchent à donner l'éveil aux voisins.
Le chef des assaillants, répondant aux reproches qui lui sont adressés par Tardif sur son infâme métier, proteste ironiquement de ses intentions :
— Nous ne sommes pas ce que vous pensez, dit-il ; vous voyez devant vous sept braves royalistes qui ont vaillamment combattu dans la Vendée. Moi, je me nomme la Torinière ; je suis gentilhomme et chef du gobelet du roi. Si vous êtes pour la bonne cause, vous ne nous enverrez pas à la guillotine par une dénonciation.
Tout en tenant ce langage, le soi-disant gentilhomme, aidé de ses compagnons, enfonça les meubles et y prit du linge, des bijoux, des vêtements et de l'argent.
Le retour de ces bandits dans les environs de Blois fut signalé par un évènement horrible.
Ce fut chez un meunier de la commune de Suèvre, que les auteurs de l'attentat que nous verrons commettre tout à l'heure au Tremblay, se réunirent pour se concerter sur une expédition qui était depuis longtemps projetée.
Il y eut là un grand souper, auquel prirent part plus de vingt personnes.
Le vin et l'alcool circulèrent à l'envi et donnèrent une nouvelle énergie aux instincts féroces et cupides des convives.
L'heure du départ fixée par le chef de la bande étant arrivée, et les rôles que chacun aurait à jouer dans l'affaire ayant été répartis, tous, armés jusqu'aux dents, vêtus pour la plupart d'habits de gardes nationaux et le visage barbouillé de noir de fumée, se dirigèrent vers la métairie du Tremblay, située dans la commune de Suèvres.
Cette métairie était habitée par Louis Dupuy, Denis Dupuy, son frère, Anne Dupuy, sa sœur et cinq domestiques.
L'individu qui dirige l'expédition heurte à la porte et en demande l'ouverture au nom de la loi. Il se dit gendarme de la brigade de Mer et chargé de faire une perquisition.
Louis Dupuy refuse d'ouvrir ; mais en quelques minutes la porte est brisée à coups de buches, et la bande de voleurs, à l'exception de deux qui restent pour garder l'entrée, se précipite dans les appartements.
Tandis que l'on va chercher de la paille et du bois pour « chauffer » Dupuy, celui-ci est sommé de livrer son argent.
Sur son refus, on le renverse, on le foule aux pieds ; un coup de pelle-bêche lui est appliqué sur le crâne ; une baïonnette l'atteint à la poitrine, le perce de part en part, et ce malheureux tombe mort dans une mare de sang.
Une courageuse fille, Elisabeth Dupret, domestique, s'est jetée au travers des brigands pour défendre son maitre. Les assassins préparent un bucher à côté du cadavre de Dupuy pour la faire bruler.
Elle parvient à s'échapper de leurs mains, et, en se sauvant à travers les champs elle essuie trois coups de feu qui fort heureusement ne l'atteignent pas.
Au même moment survient Denis Dupuy, frère de Louis.
Il avait été réveillé en sursaut par les cris des victimes et par les explosions des armes à feu.
À peine a-t-il le temps de donner un coup d'œil sur la scène effroyable qui se passe dans la chambre de son frère, qu'il reçoit un coup de fusil.
Blessé au visage et au bras gauche, il tombe sans connaissance dans la cour de la ferme.
Anne Dupuy est poursuivie par deux voleurs et frappée avec la plus grande cruauté.
On la laisse pour morte dans une écurie où elle s'était réfugiée.
Une domestique, Madeleine Lhotellier, a pu prendre la fuite ; mais en traversant la cour elle est atteinte de deux coups de sabre.
Si de tels faits ne suffisaient pas pour peindre la férocité des monstres qui se rendirent coupables des crimes du Tremblay, nous pourrions citer un autre épisode de cette lugubre histoire.
Une jeune fille était couchée dans une petite chambre éclairée par une fenêtre étroite donnant sur la campagne.
Effrayée par le bruit qui se fait dans les appartements voisins et n'osant pas sortir par un corridor qui communique avec la chambre de Dupuy, elle essaie de passer par la petite fenêtre.
Son corps est à moitié engagé dans l'étroite ouverture, lorsque trois bandits, éclaires par une chandelle, pénètrent dans la chambre. L'un d'eux la saisit par les pieds et fait tous ses efforts pour la ramener en dedans.
La jeune fille, les deux mains cramponnées de l'autre côté de la fenêtre, résiste énergiquement, et c'est alors que l'un des scélérats trouve plaisant de proposer à ses camarades de la guillotiner, c'est-à-dire d'aller en dehors pour abattre, à coups de sabre, la tête de cette malheureuse.
Le misérable se dispose à sortir pour exécuter son affreux projet ; mais, par bonheur, la lumière que portaient ces bandits tombe et s'éteint.
La jeune fille profitant du mouvement que ses bourreaux ont fait pour rattraper la chandelle tente un dernier effort, réussit à franchir la fenêtre et prend sa course dans les champs.
II était deux heures du matin quand la bande se retira en emportant trois sacs de 6000 livres chacun. 6000 livres en assignats, de la toile, de l'argenterie et des objets d'ameublement.
Le partage du butin eut lieu à un kilomètre de là. à la Croix du Tremblay où le lendemain des passants ramassèrent les sacs qui avaient contenu l'argent.
Dans cette affaire, outre la mort de Louis Dupuy on eut à déplorer celle d'Anne, sa sœur, qui succomba, huit jours après, par suite des mauvais traitements exercés sur elle.
Denis Dupuy et Madeleine Lhothellier, bien qu'ils eussent été blessés grièvement, furent assez heureux pour en réchapper.
Nous n'avons pas besoin de dire l'activité et le zèle que le parquet de Blois et tous les officiers de police judiciaire déployèrent pour découvrir les assassins du Tremblay.
Ce fut un fonctionnaire de la commune de Menars qui fournit les premiers indices aux magistrats instructeurs.
Vers onze heures du soir, le sieur Risse, commissaire provisoire du directoire exécutif à Menars, se promenait sur la route en compagnie de trois de ses amis, lorsqu'il vit passer un homme conduisant un âne chargé d'un paquet dont l'énorme volume attira son attention.
Il alla à la rencontre du propriétaire de l'âne et lui demanda son passeport.
— Un passeport ? repartit l'homme en ricanant ; mais je n'en ai pas ; et à quoi me servirait ce papier, puisque je suis du pays. Mon rom est Michel Leroux ; je demeure tout près d'ici, à Villesfin.
— D'où viens-tu
— De chez le citoyen Fouquet, où j'ai acheté un lit de plume que vous voyez sur mon âne.
— En vérité, tu choisis une singulière heure pour transporter ton lit de plume... Tiens, suis-moi jusqu'à l'auberge voisine, car il y a quelque chose qui me parait suspect et qui mérite d'être examiné.
Mais le commissaire du pouvoir exécutif et ses amis le surveillent de si pris que sa fuite est impossible.
Il se laisse donc conduire à l'auberge, et là, le paquet que porte l'âne est défait et examiné : c'est un lit de plume enveloppé dans une grande toile neuve.
Sur cette toile on remarque de nombreuses taches de sang.
— Pourrais-tu m'expliquer d'où proviennent ces taches ? dit le commissaire, s'adressant à Leroux.
— Que peuvent-elles donc vous faire, ces taches ? repartit ce dernier, d'un ton narquois.
— Réponds toujours, je n'ai pas à rendre compte de la pensée qui motive mes demandes.
— Vraiment, je ne comprends pas qu'on détourne un honnête citoyen de son chemin pour lui adresser de pareilles questions. Mais puisque vous tenez à en savoir long. apprenez donc que cette toile a servi à envelopper un veau que j'ai tué tout dernièrement.
Et Leroux se mit à rire avec une feinte bonhomie.
— Il est possible que tu dises la vérité, reprit le commissaire, mais en attendant je t'arrête au nom de la loi ; tu t'expliqueras plus au long, demain, devant le juge de paix de Marolles.
On s'assura aussitôt de la personne de cet homme ; en le fouillant on trouva sur lui un pistolet charge et un couteau.
Devant le juge de paix il reproduisit l'explication qu'il avait déjà donnée relativement à la toile tachée de sang ; mais on sut bientôt, et de la manière la plus certaine, que cette toile et le lit de plume qu'elle enveloppait provenaient de la maison de Louis Dupuy.
Des perquisitions opérées chez Leroux et chez Louis Fouquet, meunier à Lallouis, commune de Suêvres, jetèrent une vive lumière sur l'affaire du Tremblay et sur un grand nombre d'autres vols commis dans ces derniers temps.
Là furent retrouvés des objets qui avaient appartenus à Louis Dupuy, au sieur Tardif, de Saint-Avertin, au sieur Guenois, de la Pauvretterie, commune de Cheverny, au sieur Raveault, demeurant près de Blois, et à plusieurs autres habitants de Loir-et-Cher.
Ces découvertes, jointes à des aveux partiels des prévenus, firent que l'enquête marcha à grands pas.
D'un seul coup, on mit en état d'arrestation cinq habitants de Suèvres, soupçonnés, tant des vols et assassinats du Tremblay, que des brigandages qui avaient désolé les environs de Blois, et dont la justice recherchait vainement les auteurs.
Les déclarations de deux individus condamnés à mort, l'un à Blois, l'autre à Orléans furent d'un puissant secours pour les magistrates.
Le nommé Louis-Marin Nos, quelques heures avant de subir la peine capitale à laquelle il avait été condamné, nous ne savons pour quel crime, manifesta le désir de faire des révélations.
Le président du tribunal criminel de Loir-et-Cher, M. Moulnier, s'étant rendu aussitôt à la prison de Blois avec le greffier, Nos déclara qu'il avait pris part à l'affaire du Tremblay.
— Me trouvant sans place et sans agent, dit-il, je me présentai au domicile de Louis Fouquet meunier à Sèvres, pour demander à coucher. C'était dans la soirée même où l'on devait aller voler chez Louis Dupuy. Un grand nombre d'individus, que je connaissais pour la plupart, étaient réunis dans une salle. On m'invita à souper, et quand il s'agit de partir pour l'expédition, je fus contraint, par menaces, de suivre la bande. Je restai à la porte de Dupuy et ne me mêlai en rien à ce qui se passa dans la maison. Après le vol, une partie de la troupe revint à Suèvres, au domicile de Fouquet.
Nos ajouta à cette déposition des détails tellement précis que l'on ne pouvait douter de sa véracité ; en outre, il donna les noms d'une dizaine d'individus contre lesquels les magistrats décernèrent immédiatement des mandats d'amener.
Christophe Cousin, dit Guillemard, marchand de chevaux, originaire de Fleury, commune de Suèvres, condamné à mort, pour assassinat, par le tribunal d'Orléans, ne fut pas moins précis que Nos dans ses révélations relatives à l'affaire du Tremblay.
Au moment d'aller à l'échafaud, il avoua au juge de paix du deuxième arrondissement d'Orléans sa complicité dans les vols et assassinats commis chez Louis Dupuy, et désigna, comme avant fait partie de la bande, un fripier de Tours, deux habitants de Cour-Cheverny et un marchand forain domicilié à Blois.
Il fit connaitre également les noms de plusieurs malfaiteurs qui s'étaient rendus coupables de vols dans le département du Loiret, notamment au préjudice du sieur Heurtault, meunier à Troismonis, du sieur Olon, meunier sur la route de Boire à Sumery, et du propriétaire d'une maison située à Gautray, commune Saint-Cyr-en-Val.
Cousin déclara ensuite qu'il ferait d'autres révélations non moins importantes que les précédentes si on consentait à lui accorder un sursis de plusieurs heures.
On se rendit à sa demande, et deux heures après, le juge de paix revint à la prison.
Mais cette fois Cousin ne voulut parler qu'autant qu'on lui donnerait à boire une bouteille de vin.
Le condamné ayant déjà bu, et l'ivresse commençant à se manifester chez lui, on refusa de souscrire à ses conditions, le juge pensant, avec raison, que des déclarations faites sous l'influence du vin seraient sans valeur.
Cousin persistant dans ses exigences, le procès-verbal fut déclaré clos, et les exécuteurs remplirent immédiatement leur office.
Arrivée à ce point, l'instruction était aussi complète que possible.
Malheureusement, un certain nombre d'accusés étaient parvenus à se sauver avant que les mandats d'amener eussent pu les atteindre.
L'un d'eux, bien connu dans le pays sous le surnom de Ruinard ou le Diable, s'échappa de la prison de Blois et ne fut pas repris.
L'affaire, mise définitivement en état, comptait treize personnes placées sous la main de la justice et qui avaient à répondre soit des attentats du Tremblay, soit des vols de Saint-Avertin, de la Pauvretterie, de la Garbottière, de Suèvres, etc...
Ayant la faculté d'opter. pour leur jugement, entre le tribunal criminel de Loir-et-Cher et celui d'Indre-et-Loire, les accusés choisirent ce dernier.
En conséquence, ils furent conduits à Tours et écroués à la maison de justice, située dans la Grande-Rue (aujourd'hui rue Royale), près du Carroi-de-Beaune.
Les débats, devant le tribunal criminel, s'ouvrirent le 6 décembre 1796, dans l'ancienne église Saint-Hilaire, rue de l'Intendance.
L'organisation des tribunaux criminels d'alors, substitués par les lois des 16 août 1790, 10-15 mai, 19-22 juillet et 15-29 septembre 1791 aux hautes-justices, bailliages et sénéchaussées, était à quelque chose près la même que celle de nos Cours d'assises actuelles.
Un président et trois juges du district, composaient le tribunal, qui comptait en outre, un commissaire du directoire exécutif, un accusateur public et un greffier.
Les jurés de jugement, au nombre de douze, étaient désignés par le sort sur une liste de deux cents citoyens, parmi lesquels l'accusateur public et l'accusé pouvaient, avant le tirage, en récuser chacun vingt sans motifs.
Dans l'affaire qui nous occupe, les fonctions de président du tribunal furent remplies par M. Jacques-François Bruère, l'aine : celle d'accusateur public par M. François-Antoine Chambert.
M. François-Marie Japhet occupait le siège de commissaire du directoire exécutif.
Au pied de l'estrade sur laquelle siégeait le tribunal s'élevaient de véritables montagnes de pièces à conviction.
On voyait là un certain nombre de lits, des meubles de toute espèce, une grande quantité de draps, serviettes, chemises, vêtements à usage d'hommes et de femmes, des ustensiles de cuisine, du sucre, du tabac, de l'argenterie, des objets d'ameublement, des bijoux, des armes à feu, des sabres, des uniformes de volontaires, des épaulettes d'officier, et au milieu de tout cela des linges pleins de sang. Cette masse de pièces à conviction provenait des saisies faites au domicile des accusés.
La curiosité publique était excitée au plus haut point par ce procès ; aussi, pendant onze jours qu'il dura, l'auditoire du tribunal et ses abords ne cessèrent d'être envahis par une foule immense, avide de connaitre toutes les particularités des débats.
Le 13 décembre, l'évasion d'un accusé eut lieu dans les circonstances suivantes :
Chaque jour, à neuf heures du matin, les accusés étaient extraits de la maison de justice pour être conduits au tribunal ; puis, l'audience étant terminée, ils étaient ramenés à la prison.
Les prisonniers avaient ainsi à faire, du Carroi-de-Beaune à la rue de l'Intendance, un trajet assez long, pendant lequel il fallait exercer sur eux une surveillance active.
On les attachait deux à deux au moyen de menottes à vis et pourvues d'un cadenas.
Ils marchaient au milieu d'une double haie de gendarmes et de hussards.
Pour bien se rendre compte de l'évasion d'un prisonnier dans le pareilles conditions, il faut se faire une idée de l'affluence des curieux, de l'empressement de la foule, qui, chaque fois que les accusés sortaient de la prison ou y étaient reconduits, se précipitaient en désordre sur leur passage pour les examiner.
Chacun voulait scruter les traits de ces grands criminels, dont les actes étaient depuis longtemps le sujet de toutes les conversations.
On se bousculait, on se disputait la place d'où l'on espérait voir à son aise la marche du cortège.
Pressée par les curieux, l'escorte faisait tous ses efforts pour que la file des prisonniers ne se trouvât pas rompue et souvent il lui était impossible d'en empêcher ; c'est, du reste ce qui eut lieu dans la soirée du 13 décembre.
Au moment où le cortège arrivait au Carroi-de-Beaune, la cohue fut telle, que plusieurs prisonniers restèrent parmi les curieux, quelques pas en arrière de l'escorte. L'un d'eux, profitant du tumulte, occasionné par cet incident, parvint à se débarrasser des menottes qui l'attachaient à son compagnon et se jeta dans la foule.
Un huissier, chargé de diriger l'escorte, accourut, mais il était trop tard.
Le fugitif, dont les vêtements n'avaient rien qui le distinguât du plus grand nombre des personnes présentes, put gagner du terrain sans être reconnu, et, favorisé par les ténèbres, il réussit à s'échapper.
Sur les indications de plusieurs curieux on suivit sa trace jusqu'à la rue du Collège : mais là, faute d'indices, durent s'arrêter les recherches des gendarmes et de hussards qui s'étaient mis à sa poursuite.
Les menottes dont le fugitif était parvenu à se débarrasser furent examinées ; il n'y avait rien de brisé, ni dans le cadenas ni dans l'appareil de fer, en forme d'anneau et se fermant autour du poignet, au moyen d'une vis : le prisonnier, qui avait, à ce qu'il parait, la main très petite, était parvenu, en la pliant, à la faire passer dans l'anneau.
Ce que l'on ne s'explique pas, c'est l'indifférence et l'inertie coupable de certains curieux qui avaient dû s'apercevoir des manœuvres du prisonnier et qui auraient pu, avec un peu de bonne volonté, prévenir son évasion.
La fuite de cet accusé était d'autant plus regrettable qu'il comptait au nombre de ceux sur lesquels pesaient des charges extrêmement graves.
Nous ignorons si plus tard on parvint à le reprendre ; toujours est-il que ce ne fut pas avant le 17 décembre, date à laquelle fut terminée. après onze jours de débats, l'affaire dans laquelle le fugitif était impliqué.
Commencés à neuf heures du matin, les audiences étaient closes à six ou sept heures du soir.
On entendit cent et quelques témoins.
Toute la séance du 14 fut employée par le réquisitoire de l'accusateur public ; celle du 15 et une partie de celle du 16 par les plaidoiries des avocats.
Le jury rendit son verdict dans la nuit du 16 au 17 après une longue délibération.
A cette époque, la loi exigeait que la déclaration de chacun des jurés fût exprimée à haute voix dans la chambre du conseil, en présence du commissaire du directoire exécutif et d'un juge. Pour qu'il y eût condamnation, dix suffrages étaient nécessaires.
Trois accusés, Louis Fouquet, meunier, âgé de trente-quatre ans, Michel Leroux, dit Gendron, vigneron, âgé de trente ans, et Alexandre Michelet, billardier-cafetier, âgé de cinquante-trois ans, furent condamnés à mort : trois autres à vingt-quatre années de fers et deux à seize années de la même peine, avec exposition publique pendant six heures.
Il y eut acquittement en faveur de quatre accusés.
Leroux, Fouquet et Michelet formèrent un pourvoi, à la date du 29 décembre 1796, contre l'arrêt du tribunal criminel d'Indre-et-Loire : mais ce pourvoi ayant été rejeté par le tribunal de cassation fi, ils furent exécutés à Tours le 3 juillet 1797.
Le 18 décembre précédent, le même tribunal avait condamné à mort, par coutumace, et comme complice des assassinats et vols du Tremblay, deux accusés qui, après s'être évadés de la prison de Blois pendant la nuit du 25 au 26 février 1796 avaient pu échapper à toutes les recherches de la justice.
Dans le moment où les individus condamnés à mort à la suite de l'affaire du Tremblay, attendaient au fond de leur prison la décision suprême du tribunal de cassation près duquel ils s'étaient pourvus, d'autres bandits, que le jugement du tribunal criminel d'Indre-et-Loire n'avait pas effrayés, portaient l'épouvante dans une commune de ce département.
Une honnête famille de cultivateurs composée de René Bonamy, de Marie Epée, sa femme, et de deux petites filles, l'une de sept ans, l'autre de douze, occupait la ferme de Belair, commune de Continvoir, canton de Langeais.
Les bâtiments d'habitation et d'exploitation, dont aucune muraille, aucune palissade ne défendait l'accès, s'élevaient au bord d'un chemin peu fréquenté et conduisant de Continvoir aux Essarts.
Le pays, au centre duquel se trouvait le domaine, offrait un aspect des plus tristes.
Au-delà de quelques arpents de terre livrés à la culture, ce n'étaient à perte de vue que des bruyères, où pas un seul arbre, pas une habitation autre que celle du Belair, ne venaient rompre la monotonie du coup-d'œil.
Ces immenses terrains incultes étaient connus alors, comme ils le sont encore aujourd'hui, sous le nom de Landes de Saint-Martin.
Il n'est pas surprenant que, placée dans une pareille solitude, la ferme de Belair ait été le but d'une expédition des chauffeurs, qui s'adressaient de préférence aux maisons isolées, ainsi que nous en avons déjà fait la remarque.
La famille Bonamy avait été frappée d'épouvante, comme tous les gens de la contrée, en entendant le récit des atrocités et des vols commis dans le voisinage par des bandes de brigands ; mais elle était bien loin de se douter, en raison de sa modeste position de fortune, que bientôt elle compterait au nombre des victimes de ces attentats.
Le 2 juin 1797, Bonamy, sa femme et ses enfants s'étaient couchés aussitôt après le repas du soir, c'est-à-dire à neuf heures environ, suivant leur habitude.
Ils dormaient d'un profond sommeil lorsque, à dix heures, des coups violents donnés à la porte de la maison les éveillèrent en sursaut.
Dans le même moment, deux chiens de garde attachés sous un hangar voisin se mirent à aboyer avec fureur.
Le fermier voulut se lever pour aller ouvrir la porte ; mais sa femme, à la mémoire de laquelle revinrent tout à coup les histoires lugubres des chauffeurs que l'on racontait dans le pays, s'y opposa énergiquement.
Bonamy céda d'abord.
— Qui est là, et que voulez-vous ? cri a-t-il, sans sortir de son lit.
— C'est un pauvre malheureux qui s'est égaré dans les landes, répondit-on du dehors, ne pourriez-sous pas m'indiquer le chemin que j'ai à prendre pour aller aux Essarts ?
— Certainement, mon ami, je vous l'indiquerai, et pour cela je me lève ; attendez un instant.
— Non, non, ne te lèves pas, insista la femme Bonamy en retenant le fermier ; j'ai dans l'idée qu'il va nous arriver malheur.
Il me semble que la personne qui t'a parlé n'est pas seule. Ecoute donc nos chiens !... Avec quelle rage ils aboient ! On dirait qu'ils cherchent à rompre leurs chaînes !.. J'en suis sûre, il y a là quelque chose d'extraordinaire.
Bonamy ne savait quel parti prendre.
Cependant on continuait de frapper à la porte et la voix qui s'était déjà fait entendre priait instamment le fermier de rendre le service qu'on attendait de lui.
— Décidemment, tu es folles avec tes frayeurs, dit Bonamy à sa femme ; tu vois bien que l'homme qui m'adresse la parole est seul, je ne puis vraiment pas lui refuser l'indication qu'il m'est si facile de donner. D'ailleurs, en ouvrant, je prendrai mes précautions.
Bonamy se lève, en chemise, va jusqu'à la porte, et adresse de nouvelles questions à l'étranger.
Celui-ci réitère sa demande d'un ton si suppliant, que le fermier n'hésite plus : il tire les verrous.
Mais à peine a-t-il entrebâillé la porte qu'il s'aperçoit de son imprudence : un coup d'œil lui a suffi pour compter huit individus, dont l'aspect menaçant le glace de terreur.
Il essaie en vain de refermer la porte, sur laquelle les chauffeurs se sont précipités et qu'ils poussent avec vigueur.
Contraint de céder au nombre, Bonamy fait un pas en arriéré, et dans le même instant un des bandits lui saute à la gorge, en disant avec un jurement horrible : SI tu pousses un cri, je te tue ! ...
Alors a lieu une scène indescriptible de désordre et d'atrocités.
Rejeté avec violence dans la cheminée, Bonamy est mis hors de faire tout mouvement, et tandis qu'un des brigands reste sur le seuil de la porte peut faire le guet, le reste de la bande s'occupe d'allumer du feu.
La femme Bonamy et ses filles, sans prendre le temps de se vêtir, son accourues près du fermier.
Elles ne peuvent rien pour le défendre : mais elles essaient par leurs larmes et leurs supplications de toucher le cœur des bandits.
On les éloigne à coups de bâton, et comme elles reviennent à la charge, on saisit la mère, on la traine par les cheveux, et un chauffeur lui attache les pieds et les mains.
Quant aux petites filles, on les force de retourner à leur lit ; une couverture est jetée sur elles avec défense, sous peine d'être massacrées, de chercher à voir ce qui se passe.
Pendant ce temps-là une grande quantité de menu bois a été entassée dans le foyer : on l'allume, et la flamme qui s'élève est telle que le feu prend à la cheminée.
Les chauffeurs ne font aucune attention à cet accident.
Ils entraînent Bonamy du côté de l' ... ; le malheureux crie au secours, et comme il est jeune et vigoureux, les malfaiteurs ont beaucoup de peine, bien qu'il soit garrotté, à se rendre maitre de lui.
Plusieurs fois, en se débattant, Bonamy leur fait lâcher prise.
Mais que peut-il faire contre huit hommes vigoureux et déterminés à ne reculer devant aucune violence !
Au milieu de la lutte il reçoit des coups de bâton, des coups de poings et des coups de pieds ; on le trappe avec une serpe qui lui abat une oreille, et il est atteint d'un coup de couteau à la hanche.
Ses forces s'épuisent ; on le garrote plus étroitement et on le jette en travers de l'âtre au milieu des flammes.
Par un suprême effort, Bonamy parvient à se retirer du brasier ; les liens qu'il avait aux pieds s'étant rompus sous l'action du feu, il se sauve dans tous les coins de la chambre ; sa chemise, son seul vêtement, brule sur son dos et continue son supplice.
Les scélérats le poursuivent, l'atteignent, le ramènent à la cheminée, le lançant de nouveau sur le brasier, où un chauffeur, par une cruauté inouïe, cherche à le maintenir en lui enfonçant une fourche de fer dans l'épaule.
Mais cette fois encore la victime ayant réussi à s'échapper, les bandits jugent a propos de mettre fin à cette effroyable scène.
Après avoir de nouveau garrotté le fermier, ils se mettent à brises et à fouiller les deux ou trois meubles qui garnissent la chambre.
Une somme de cinquante livres, quelques pièces de linge grossier et des effets d'habillement sans valeur furent tout le butin que ces misérables trouvèrent dans la pauvre demeure de Bonamy.
Il était minuit environ quand la bande s'éloigna avec le produit de son vol, et, deux heures après, la femme Bonamy, s'étant débarrassée, avec l'aide de ses deux petites filles, des liens que les malfaiteurs lui avaient mis aux bras et aux jambes, courait a Savigné pour avertir la justice.
L'instruction de cette affaire fut dirigée par M. le juge de paix du canton de Savigné qui, par suite des indications de la femme Bonamy décerna un mandat d'arrêt contre le nommé René Guichard, journalier à Continvoir, comme prévenu d'avoir participé au crime commis à Belair.
Les filles Bonamy et leur mère firent connaitre dans leur déposition, que Guichard était celui des chauffeurs qui avait fait le guet à la porte tandis que les autres exerçaient les plus affreuses violences sur le fermier et accomplissaient le vol.
Confrontées avec le prévenu, elles persistèrent de la façon la plus énergique dans leurs affirmations.
René Guichard essaya en vain d'établir un alibi.
Il prétendit qu'au moment où les brigands étaient à Belair, c'est-à-dire entre onze heures et minuit, il gardait des bestiaux dans un endroit appelé l'Etang. Quatre personnes qui l'avaient vu là, disait-il, pourraient en témoigner au besoin.
Les personnes qu'il indique furent interrogées par le juge de paix de Savigné. Et de leur déclaration il résulta que les déclarations de Guichard étaient de tous points mensongères.
Traduit devant le tribunal criminel d'Indre-et-Loire, le 19 septembre 1797, René Guichard fut condamné à mort.
Le 6 janvier de l'année suivante il montait l'échafaud sans avoir voulu révéler les noms des chauffeurs ses complices, que la justice n'avait pu atteindre.
Dans le cours de l'instruction, il ne fut nullement question des déclarations de René Bonamy, dont le témoignage eut été cependant d'une grande importance.
Cette circonstance nous posterait à croire que le malheureux fermier était mort de ses blessures avant l'ouverture de l'enquête.
Six années se sont écoulées,
Le sanglant souvenir des chauffeurs et l'effroi que leurs tristes exploits ont causé dans la Touraine, dans le Blésois et dans le Poitou commencent à disparaitre.
La sécurité des habitants des campagnes qui avalent été plus particulièrement victimes des entreprises des malfaiteurs, semble désormais assurée, quand, tout à coup, deux crimes affreux viennent raviver la terreur générale.
Dans la matinée du 30 janvier 1803, Marguerite Thielou, veuve Rocheron, demeurant au lieu-dit le Champ- de-Foire, commune de Bléré, est trouvée morte à son domicile.
Des malfaiteurs avaient pénétré chez elle pendant la nuit, en descellant les barreaux de fer d'une fenêtre donnant sur le chemin de la Croix-de-Beauchêne.
Saisie à la gorge, cette pauvre femme avait été étranglée par l'un d'eux, tandis qu'un autre lui tenait les jambes pour l'empêcher de se débattre.
Après le meurtre, les scélérats s'étaient emparés d'une somme de 50 livres composant toutes les économies de la victime, de trois draps de lit et d'une certaine quantité de farine.
Six semaines plus tard, une bande de six malfaiteurs commit un nouveau crime à la ferme de Montoussant, située dans la commune de Souvigny, près de la forêt d'Amboise.
Le 13 mars, entre six et sept heures du soir, le nommé Roy, propriétaire du domaine de Montoussant, se chauffait dans sa cuisine lorsqu'un individu de haute taille et dont le visage était barbouillé de noir, vint demander le gite pour la nuit.
Je suis un pauvre voyageur, dit-il, j'arrive du service, et comme je n'ai pas d'argent pour aller dans une auberge, je viens vous demander à coucher.
— Je consentirai volontiers à vous recevoir, repartit Roy ; mais, auparavant, vous m'expliquerez pourquoi vous avez le visage noirci.
— Ah ! tu voudrais savoir qui je suis ? Je ne te ferai pas attendre longtemps ! À moi, camarades !
À cet appel, cinq autres individus pénètrent dans la cuisine. Comme celui qui les a précédés, ils ont caché leurs traits sous une couche épaisse de noir de fumée.
— Allons, vous autres, dit le chef de la troupe, tâchez de trouver deux cotrets pour que je fasse brûler ce vieux richard. On m'a dit qu'il avait chez lui cent mille livres : il nous les faut !...
Roy proteste en vain qu'il n'a jamais eu en sa possession une pareille somme.
On le frappe avec la plus grande violence, on lui met plusieurs fois les pieds sur une barre de fer devant le feu, mais sans pouvoir obtenir de lui, par ce supplice, des indications concernant les cent mille livres.
Furieux de cette résistance, le chef de la bande lève sur Roy une hache dont il est armé. Il frappe ; mais un de ses complices, mu par un sentiment de pitié, trop rare chez ses pareils pour que nous ne le prenions pas en note, détourne l'instrument qui, lancé avec force, aurait tranché d'un seul coup la tête de la victime.
Roy tombe aux genoux des malfaiteurs.
— Le peu d'argent que je possède, dit-il, est dans une armoire au premier étage. Vous trouverez dans un tiroir douze louis d'or et une cinquantaine d'écus de six livres. Prenez cet argent : emportez de chez moi ce que vous voudrez, mais ne me faites pas brûler, je vous en supplie !
Les bandits montent au premier étage et s'emparent de la somme indiquée ; puis, craignant d'être surpris par l'arrivée de quelqu'un du voisinage, ils prennent la fuite en emportant l'argent de Roy, plusieurs bouteilles d'eau-de-vie, du pain et des canards, auxquels ils ont tordu le cou.
Prévenus, à onze heures du soir, de ce qui venait de se passer, les gendarmes d'Amboise coururent à Montoussant et procédèrent à une enquête.
Les renseignements recueillis sur les lieux ayant fait supposer aux agents de la force publique que les auteurs de l'attentat pouvaient être des individus de Bléré, ils se rendirent dans cette ville, et, le matin même, ils furent assez heureux pour découvrir cinq des coupables qui furent aussitôt écroués à la prison d'Amboise.
L'arrestation du sixième fut opérée le surlendemain au hameau des Vallées, dans la même commune.
Tous firent des aveux complets.
L'instruction de cette affaire, habilement conduite par les juges de paix de Bléré et d'Amboise, fit connaître que trois des prévenus étaient les auteurs du meurtre commis le 30 janvier précédent à Bléré, sur la personne de la veuve Rocheron.
Sur ce point il y eut également les aveux les plus explicites de la part des accusés.
Le tribunal criminel spécial du département d'Indre-et-Loire, saisi de ce double procès, prononça la peine de mort contre les six accusés, le 21 mars 1803.
Le 7 avril, le tribunal de cassation ayant rejeté les pourvois des condamnés, le jugement reçut son exécution, à Tours, le 30 du même mois.
Cette affaire ne fit pas moins de bruit dans nos contrées que celle du Tremblay.
Il existe encore à Tours des personnes qui ont suivi les débats émouvants du procès et assisté à son dénouement. L'une d'elles nous disait que l'exécution des six coupables eut pour témoins plus de quinze mille curieux rassemblés sur le boulevard Preuilly où l'échafaud avait été dressé.
À partir de cette époque, on n'entendit plus parler en Touraine de crimes commis par des associations de malfaiteurs organisées dans les conditions que nous avons fait connaître.
FIN